Inventeur de la Nouvelle Cuisine dans les années 70 avec Alain Chapel, Alain Senderens, les frères Troisgros et d’autres chefs, Michel Guérard se raconte dans un nouveau livre d’entretiens avec l’écrivain Benoît Peeters. Avec un optimiste et une bonne humeur perpétuelle, il a également répondu à nos questions.
Que représente pour vous ce sous-titre : Mémoire de la cuisine française ?
Le sous-titre n’est pas de moi, je pense qu’il est de Benoît Peeters et de l’éditeur. C’est vrai que quand Benoît Peeters m’a interrogé, il m’a posé des questions davantage sur le passé que l’avenir. J’ai un passé, une mémoire qui permettait de rappeler cette période de la cuisine française, entre les années 60 et maintenant.
Aujourd’hui, vous êtes considéré comme une sorte de sage que l’on vient voir quand on a une question ?
Oui, mais l’on vient surtout beaucoup me voir par amitié. On m’en pose des questions mais la cuisine française, depuis le 17e siècle, n’a cessé d’évoluer et c’est tant mieux. Aujourd’hui, il y a toute une bande de jeunes qui perpétuent cette transformation…
Ces jeunes chefs viennent vous rendre visite quand ils doutent ou ont des interrogations ?
Il y a ceux que j’ai formés et qui ne font plus partie des jeunes, que ce soit Arnaud Donkele ou Arnaud Lallement, et autres… Alain Ducasse est déjà un peu plus vieux. Ce sont des jeunes gens qui ont acquis une expérience, qui étaient doués à l’origine. Je me garderais bien de m’enorgueillir d’avoir fabriqué de jeunes talents. Il portait cela en eux, ils le portent toujours, et ils contribuent à l’évolution de cette cuisine française qui, ma foi, se porte pas mal du tout.
Se plonger à nouveau, avec ce livre, dans vos souvenirs personnels et professionnels, qu’est-ce que cela a provoqué ?
Cela fait toujours du bien. Il est utile de rappeler aux jeunes ce que notre génération a vécu et ce n’a pas été toujours de la tarte. Le coronavirus ennuie beaucoup aujourd’hui. Mais comme, et c’est mon cas, on a traversé la Seconde Guerre mondiale, c’était beaucoup plus délicat, beaucoup plus difficile.
Quand un auteur comme Benoît Peeters vient vous proposer ce projet d’entretiens, qu’en avez-vous pensé ? Son roman graphique de véritable amoureux de la gastronomie - Comme un chef - vous a convaincu de le faire ?
Oui, tout à fait. Je l’avais rencontré au Salon du livre gourmand de Périgueux. Il m’avait envoyé la bande dessinée sur sa vie, où à l’origine il se destinait à la cuisine. Ce fut sa passion pendant un certain temps, avant de rejoindre un monde beaucoup plus intellectuel. J’avais été ému par le début de trajet culinaire de ce jeune homme passionné ; et après avoir rencontré l’homme, j’ai répondu « oui », je voulais bien répondre à ses questions…
Est-ce que cela change de travailler un livre avec un auteur / scénariste / essayiste plutôt qu’avec un.e journaliste culinaire ?
Oui, c’est différent., c'est vrai. Il y a peut-être plus d’humanisme dans les questions. Il y a cette recherche de la vie d’un homme avant son métier ou, en tous cas, en même temps.
Vous faites partie des fondateurs de la Nouvelle Cuisine. Aujourd’hui, on sent revenir une véritable passion pour ce que l’on appelle les plats de grand-mère, les plats en sauce, etc. Qu’en pensez-vous ?
Je reprendrais les paroles d’Escoffier qui disait en 1902 : « Alors que tout se transforme et se modifie, il serait illusoire de vouloir fixer les destinées d’un art, la cuisine, qui par tant de côtés relève de la mode et comme elle, est instable ». Tout est dit ! La cuisine, c’est une affaire de mode, une mode qui s’use et qu’il faut renouveler. Il faut faire preuve de fantaisie et c’est comme ça qu’elle vit. C’est quelque chose qui est très incitatif à la création.
C’est peut-être aussi le sens exact du mot Révolution, quelque chose qui revient à son point de départ ?
Vous savez, notre métier, la cuisine est liée à un commerce, une économie. Il faut toujours le réinventer pour le maintenir en forme de façon à assurer ses fins de mois. Il y a aussi chez le cuisinier, ce désir de composer… Nous sommes un peu des compositeurs de petites chansons.
Dans le livre, justement, vous réfutez un peu le terme d’« artiste » dans la cuisine…
Oui, il ne faut pas exagérer. Il faut rester modeste. Mais il y a de la création à n’en pas douter. Il faut savoir rester à sa place… du moins c’est mon genre, à moi.
Il y a quand même quelque chose de très très créatif, déjà uniquement dans la conception d’une recette : le dessin, l’association des saveurs, etc.
Bien sûr ! Comment née une recette ? Ça peut naître d’une odeur, d’un parfum, pour mettre le truc en branle. Je dirais que l’on reste des enfants et que l’on a beaucoup de chance de pouvoir le rester en créant des choses qui nous amuse, nous.
À un peu plus de la moitié du livre, il y a une photo assez géniale, de 1988, où l’on voit dans une charrette la nouvelle génération de cuisinier de l’époque avec celle d’avant. Comment est-ce qu’aujourd’hui vous la voyez, cette génération des Pierre Gagnaire, Alain Passard, Michel Bras, et la génération qui les a suivi, et surtout les femmes qui sont aujourd’hui de plus en plus présentes ?
Vous parlez des femmes et c’est vrai qu’il n’y en avait pas ou très peu, à l’époque. Aujourd’hui les femmes sont là et même un peu partout et c’est tant mieux ! Si j’ai fait de la cuisine, c’est grâce à des femmes : ma grand-mère, ma mère. Mais c’est vrai que cette photo-là est assez symbolique, c’est le passage de ma génération à une autre. C’est le fait d’une génération qui passe à une autre dans la bonne humeur, dans l’amitié, dans ce besoin de transmettre et cela se retrouve ici.
Il y a quelques jours, avec le décès de Valery Giscard d’Estaing, les médias ont reparlé de la fameuse soupe V.G.E servie à l’Élysée. Vous, vous lui aviez servi votre fameux canard Claude Jolly. Qu’est-ce qui vous revient à l’esprit quand on évoque cet évènement ?
Ce qui me revient à l’esprit, c’est l’humour de monsieur Giscard d’Estaing. Il en a profité pour rappeler à son cuisinier, Marcel Le Servot, un Breton, un faiseur de plat de poisson tout à fait à la hauteur : « Marcel, vous êtes formidable quand vous cuisez et préparez les poissons, mais j’aimerais bien que vous vous penchiez davantage sur la viande et les volailles… ». C’était au moment où l’on servait ce plat que j’avais réalisé ce jour-là. C’était drôle et c’était dit dans la bonne humeur.
Vous en avez un peu parlé, mais comment, après 70 ans de cuisine, vivez-vous cette crise sanitaire ?
On la vit calmement. Personnellement j’ai passé de sacrés moments pendant la Seconde Guerre mondiale. Des moments de peur avec la mort qui pouvait se trouver au bout… En ce moment, j’ai trouvé formidable l’aide gouvernementale qui l’a tout de suite organisé pour faire en sorte que nous puissions tenir à peu près le coup. Je suis heureux de vivre en France, j’ai plein d’amis qui sont en Angleterre, qui sont en Espagne, en Italie et aux États-Unis, et qui n’ont pas bénéficié ce que nous allons bénéficier...
Et pour la date du 15 janvier où déjà, les échos disent que cela pourrait être reculé ?
Je le prends en considération. Mais je mets en parallèle l’arrivée du vaccin qui va peut-être sauver la mise. Autrement dit, je reste optimiste !
Michel Guérard / Benoît Peeters - Michel Guérard, Mémoire de la cuisine française - Albin Michel - 9782226455963
Mots-clés : Michel Guérard - Paul Bocuse - Benoît Peeters