Pousse-café - Roman

Le Grand dictionnaire de cuisine d'Alexandre Dumas : E comme... Eau

Ecrit par Fred Ricou le 11.05.2020

On continue à se balader dans le Dictionnaire de Cuisine d’Alexandre Dumas, en se raccrochant au maximum à l’actualité. Avec les étonnantes pluies qui ont pris la France par surprise, il était évident que pour la lettre E, nous ne lisions pas ce que l’auteur des Trois Mousquetaires disait, en 1869, de... l’Eau !

 

Eau

Les personnes habituées à l'eau deviennent aussi bons gourmets en eau que les buveurs de vin le deviennent en cette liqueur.  
Pendant cinquante ou soixante ans de ma vie je n'ai bu que de l'eau, et jamais Grand-Laffite ou Chambertin n'a fait éprouver à un amateur de vin les mêmes jouissances qu'à moi un verre d'eau de source fraîche, dont aucun sel terreux n'avait pu altérer la pureté.  
L'eau très froide, glacée même artificiellement, agit sur l'estomac comme excellent tonique, sans y exciter aucune irritation, calmant même celle qui pourrait y exister.  

Mais il n'en est point ainsi des eaux de neige ou de glace, elles sont lourdes parce qu'elles ne contiennent pas d'air, agitez-les avant de les boire et elles perdront bientôt par l'agitation leurs qualités nuisibles.  

Autrefois, Paris tout entier se désaltérait au fleuve qui le traverse ; aujourd'hui, l'eau nous vient de Grenelle ; des tuyaux la conduisent à la montagne Sainte-Geneviève d'où elle se distribue dans tout Paris ; depuis cinq ou six ans, l'eau de la Dhuys lui fait concurrence et descend du côte opposé, c'est-à-dire de Belleville, Montmartre, la butte Chaumont.  

L'eau de Seine était tant calomniée depuis si longtemps, surtout par les provinciaux qui venaient passer quelques jours à Paris, qu'elle s'est lassée de désaltérer deux millions d'ingrats ; mais quand l'eau de Seine était bien épurée, quand on la faisait prendre au-dessus du Jardin des plantes et au milieu du courant, aucune espèce d'eau n'était comparable à celle-là pour la limpidité, la légèreté, la sapidité ; elle était surtout abondamment saturée d'oxygène, se repliant sur elle-même par des sinuosités multipliées qui, pendant près de deux cents lieues, la soumettaient à l'action de l'air atmosphérique ; en outre, depuis sa source jusqu'à Paris, elle ne coule que sur un lit de sable, ce à quoi les gourmands attribuent la supériorité du poisson de Seine sur celui des autres rivières.  

Tout le monde sait que les moines n'ont jamais beaucoup aimé l'eau, voici un fait qui vient encore prouver leur antipathie pour ce fade liquide.  

Un cordelier fréquentait assez assidûment la cuisine d'un évêque qui avait recommandé à ses gens d'avoir soin du bon frère. Un jour que le prélat donnait un grand dîner, le moine se trouva justement à l'évêché ; monseigneur parla du religieux et le recommanda à la compagnie. Quelques dames s'écrièrent aussitôt :  
« Monseigneur, il faut nous amuser et jouer un tour au moine. Faites-le venir, nous lui ferons boire un verre de belle eau claire que nous lui présenterons comme un verre d'excellent vin blanc.  
- Mais vous n'y pensez pas, mesdames, dit l'évêque. 
- Oh ! cela nous divertira, laissez-nous faire, monseigneur. »  
Alors on fit venir un valet de chambre, et on lui fit apprêter sur le champ une bouteille d'eau, bien ficelée et bien cachetée. Puis on fait monter le quêteur.  
« Frère, disent les dames, il faut boire à la santé de Sa Grandeur et à la nôtre. »  
Le moine s'applaudit de sa bonne fortune et s'apprête à la bien recevoir ; on débouche la bouteille, on lui verse rasade. Le malin moine qui s'aperçoit aussitôt de la supercherie ne perd point la tête et dit du ton le plus piteux et le plus humble à l'évêque.  
« Monseigneur, je ne boirai pas que vous n'ayez donné votre sainte bénédiction sur ce nectar.  
- Cela est fort inutile mon frère. 
- Je vous en conjure, monseigneur, par tous les saints du Paradis. »  
Les dames se mettent de la partie et conjurent le prélat d'avoir cette complaisance pour elles. L'évêque se prête enfin à leur volonté et bénit l'eau. Le cordelier appelle alors un laquais et lui dit en souriant :  
« Champagne, portez cela dans l'église, un cordelier n'a jamais bu d'eau bénite. »  
Il avait bien raison, n'est-ce pas ?


A comme... Asperge
B comme... Brioche
C comme... Chocolat
D comme... Déjeuner & Dîner

 

Mots-clés : alexandre dumas - les trois mousquetaires - dictionnaire culinaire

 

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