Boris Vian aurait eu 100 ans aujourd'hui. Dans l'un de ses romans les plus célèbres, « L’écume des jours » publié en 1958, on peut y voir son héros, Colin quelques minutes avant de passer à table avec son ami Chick. Son cuisinier, Nicolas, lui explique la recette…
« Colin poussa la porte émaillée de la cuisine. Le cuisinier Nicolas surveillait son tableau de bord. Il était assis devant un pupitre également émaillé de jaune clair et qui portait des cadrans correspondant aux divers appareils culinaires alignés le long des murs. L'aiguille du four électrique, réglé pour la dinde rôtie, oscillait entre « presque » et « à point ». Il allait être temps de la retirer. Nicolas pressa un bouton vert, ce qui déclenchait le palpeur sensitif. Celui-ci pénétra sans rencontrer de résistance, et l'aiguille atteignit « à point » à ce moment. D'un geste rapide, Nicolas coupa le courant du four et mit en marche le chauffe-assiettes.
– Ce sera bon ? demanda Colin.
– Monsieur peut en être sûr, affirma Nicolas. La dinde était parfaitement calibrée.
– Quelle entrée avez-vous préparée ?
– Mon Dieu, dit Nicolas, pour une fois, je n'ai rien innové. Je me suis borné à plagier Gouffé.
– Vous eussiez pu choisir un plus mauvais maître ! remarqua Colin. Et quelle partie de son œuvre allez-vous reproduire ?
– Il en est question à la page 638 de son Livre de cuisine. Je vais lire à Monsieur le passage en question.
Colin s'assit sur un tabouret au siège capitonné de caoutchouc alvéolé, sous une soie huilée assortie à la couleur des murs, et Nicolas commença en ces termes :
– Faites une croûte de pâté chaud comme pour une entrée. Préparez une grosse anguille que vous couperez en tronçons de trois centimètres. Mettez les tronçons d'anguille dans une casserole, avec vin blanc, sel et poivre, oignons en lames, persil en branches, thym et laurier et une petite pointe d'ail.
– Je n'ai pas pu l'aiguiser comme j'aurais voulu, dit Nicolas, la meule est trop usée.
– Je la ferai changer, dit Colin.
Nicolas continua :
– Faites cuire. Retirez l'anguille de la casserole et remettez-la dans un plat à sauter. Passez la cuisson au tamis de soie, ajoutez de l'espagnole et faites réduire jusqu'à ce que la sauce masque la cuillère. Passez à l'étamine, couvrez l'anguille de sauce et faites bouillir pendant deux minutes. Dressez l'anguille dans le pâté. Formez un cordon de champignons tournés sur le bord de la croûte, mettez un bouquet de laitances de carpes au milieu. Saucez avec la partie de la sauce que vous avez réservée. »
– D'accord, approuva Colin. Je pense que Chick aimerait ça.
– Je n'ai pas l'avantage de connaître M. Chick, conclut Nicolas, mais s'il ne l'aime pas, je ferai autre chose la prochaine fois, et cela me permettra de situer, avec une quasi-certitude, l'ordre spatial de ses goûts et de ses dégoûts. »
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