Critiques - Dans les cuisines

Denny Imbroisi : “J’ai une cuisine dans le cœur et une autre qui m’a fait grandir”

Ecrit par Fred Ricou le 06.06.2016

Denny Imbroisi a 27 ans quand il ouvre, l’an dernier, son premier restaurant Ida en France, à Paris. Ce Calabrais qui travaille en cuisine depuis l’âge de 14 ans est l’un des symboles de la réinterprétation de la cuisine italienne en France. Mais réinterpréter la cuisine italienne est-il si facile quand on connaît l’attachement qu’ont les Italiens à leur cuisine traditionnelle ? Deuxième partie de cette rencontre riche en accent et en bonne humeur... Retrouver ici, la première partie.

 
 

Dans Chef's Table, la série documentaire sur Netflix, le chef Italien Massimo Bottura explique qu’il avait dû lutter pour faire connaître sa cuisine et sa vision de certains plats italiens. Les Italiens de Modène (et pas que de Modène) sont très protecteurs de leur cuisine et les pâtes, par exemple, qu’il préparait n’étaient pas comme celles della Mama... Qu’en pensez-vous ?

Si Massimo Bottura avait fait son restaurant à Paris, il cartonnait dix ans avant. Ce n’est pas compliqué de réinterpréter la cuisine italienne, ce sont les gens qui sont compliqués.

Pourquoi j’aime Paris ? Les Parisiens sont les meilleurs clients au monde. Lundi, ils mangent de la pizza. Mardi, japonais. Mercredi, coréen. Jeudi, Français et vendredi, ils vont manger Italien. Avec mes parents, en Italie, on ne va jamais manger Coréen ou Japonais. On mange pizza et pâtes, ou chez un copain qui a un restaurant… italien, à côté.

 

Un manque de curiosité ?

Non. On est très lié à notre cuisine, pour nous, c’est la meilleure du Monde, mais ce n’est pas vrai ! On ne peut pas dire qu’une cuisine est meilleure qu’une autre si on n’a pas goûté aux autres. J’ai emmené mon papa manger partout, à Paris et à New York, je lui ai dit « Ouvre-toi, ouvre ton esprit ! » Quand il vient manger à Paris, il me dit « Viens, on va manger la pizza », je lui réponds « Nous sommes à Paris, pourquoi une pizza ? On va manger classique, traditionnel : Un bœuf bourguignon, des escargots, un velouté de cresson, des fruits de mer… » On est très comme ça, nous…
 

Pour Bottura, s’il marche très bien aujourd’hui c’est que les journalistes italiens se sont ouvert. Ils ont commencé à voyager, ils vont dans les congrès de cuisine à Milan, ils vont à Paris à Omnivore, ils commencent à manger partout. Les Chefs italiens aussi, ceux qui ont voyagé, sont rentrés en Italie aujourd’hui et s’en inspirent dans leur cuisine.

 

Comment fait-on pour atteindre un public comme vos parents en Italie ? Aujourd’hui cette cuisine est réservée à aux personnes qui ont les moyens de venir voir ces chefs… 

La grande cuisine abordable, il n’y a pas encore ça en Italie. C’est en train de changer, la France est toujours plus en avant que l’Italie, là-dessus. Mais les autres pays aussi. Il n’y a que Londres, Paris, New York qui sont au même niveau et se suivent sur la culture, sur les cuisines, sur les modes de cuisson. J’étais en Italie il y a quelques jours et un chef, d’une cinquantaine d’années m’a proposé de manger du poulpe cuit à « basse température », il me dit « c’est une nouvelle technique ». Bon, en France ça fait 15 ans qu’on l’utilise la cuisson à « basse température »…

 

On va parler un peu de votre restaurant, Ida. Qu’est-ce qu’il devait forcément avoir pour vous ressembler ? 

Les pâtes ! Tout simplement. Chez moi, tous les midis on mange des pâtes. Ma maman change tous les jours, à la tomate, bolognaise, carbonara… Pour nous, c’est l’étape fondamentale. Dans ma famille, toutes les grandes décisions sont prises à table, le midi, c’est convivial. Et ça, on le perd un peu en France alors qu’en Italie c’est toujours très fort…
 

Ici, dans le restaurant, il fallait qu’il y ait des pâtes ! À Paris, on est quatre ou cinq Italiens vraiment connus, mais peu en font. Il y a un an, quand j’ai ouvert, je n’avais pas encore de carte, le premier journaliste qui est venu manger chez moi, François-Régis Gaudry (ndlr : L’Express, France Inter et Paris Première) s’est installé avec sa petite caméra, et il m’a dit « mon plat préféré en Italie, c’est la carbonara », je lui réponds qu’il a de la chance, mon papa venait de m’envoyer du Guanciale, la joue du cochon. J’ai fait ma recette de carbonara, ce n’est pas la recette traditionnelle et François-Régis a adoré ! J’ai repris l’idée de Carlo Cracco à Milan avec qui j’ai travaillé. Je fais mariner mon jaune d’œuf que je pose sur les pâtes, ça apporte de la gourmandise. Passé sous la salamandre, il n’est pas cru, il est déjà un peu cuit. Ça apporte de l’onctuosité, mais aussi, un aspect plus « français » aux pâtes. Je maris toujours, France et Italie. J’ai une cuisine dans le cœur et une autre qui m’a fait grandir. Pour moi, c’est devenu une seule cuisine… 
 

 

Quel est le produit italien dont vous ne pourriez pas vous passer ? 

Le Grana Panado, vraiment. C’est un fromage à pâte dure, c’est l’A.O.P la plus vendue au monde. J’en ajoute toujours sur les pâtes, toutes les pâtes. Soit dans la sauce, soit au moment de l’envoi. Je ne peux pas m’en passer… Ça apporte un goût en plus, une onctuosité en plus, la matière grasse en plus qui manque à l’assiette. Et un deuxième produit sinon, pas forcément italien, c’est le citron vert. J’adore l’acidité et j’en râpe des zestes sur le carpaccio de poisson.

 

Comment est-ce que vous là travaillez, la carte ? 

Je là change tous les deux mois. Je travaille tout le temps les produits de saison, mais je garde toujours une technique. J’ai toujours un produit à base de poisson, sardine ou encore carpaccio de poisson, en ce moment nous avons du bar, de la daurade, surtout pour le soir. La saison change, ça peut être un carpaccio de cabillaud, de barbu, de sole…Le poulpe ou les encornets restent tout le temps sur la carte, c’est la garniture qui change. Après les gnocchis de pomme de terre restent également tout le temps. Et les pâtes, sèche ou fraîche pour la diversification. La viande du jour, je ne l’écris jamais, ça change régulièrement.

 

Est-ce que, d’après vous, ce qui fait tenir un chef dans le temps c’est sa curiosité et son renouvellement ? 

Oui. Je pense qu’il faut aller au moins deux fois par semaine au marché. Un chef qui reste dans sa cuisine, ce n’est pas un chef créatif. Moi, j’aime voyager, rencontrer d’autres chefs, manger ailleurs et aller au marché. Les saisons changent, il faut changer sa carte, là faire évoluer. Mon tiramisu n’est jamais le même en fonction des saisons… Il y a une application que j’utilise beaucoup, c’est « Marché malin ». Ça me permet de me « projeter » dans ma future carte pour savoir à peu près ou en est dans les produits.

 

Est-ce que faire un livre, L’Italie de Denny Imbroisi (Alain Ducasse Éditions), avec une cinquantaine de recettes, c’est le même exercice que créer une carte ? 

Oui et non. J’ai commencé à faire les photos au mois de janvier pour trouver tous les légumes, les poissons, c’était compliqué parce que j’ai fait des recettes sur toutes l’année. J’ai rangé par saison, les plats. J’ai bien aimé faire les « pas-à-pas » pour rendre tout accessible. Faire un livre, ça marque un pas dans une carrière. Moi ça fait quinze ans que je fais ce métier et j’en rêvais. Je me demandais quelle recette j’allais mettre dans mon livre…

 

Dans le livre, entre les recettes, il y a cette phrase : Les Italiens sont des Français de bonne humeur », qu’entendez-vous par là ? 

(rires) Elle est pas mal, celle-là ! Les Italiens ont cette convivialité que les Français n’ont pas. Ils se plaignent beaucoup « On travaille trop ! » « On a mal aux pieds ! » Les Italiens ne sont pas tous pareils, les Français ne sont pas tous pareils, mais pour une majorité, c’est comme ça !

 

Est-ce que vous envisagez de revenir en Italie, un jour ? 

Jamais ! J’y vais pour dépenser l’argent que je gagne en France. J’adore l’Italie pour les vacances, le bien-être, la sérénité, la mer, le repos… Peut-être quand je serais à la retraite, quand j’aurais lancé un business où je ferais travailler les autres… Mais aujourd’hui, ouvrir un restaurant en Italie, c’est inenvisageable. En Italie, on a toujours les mêmes chefs : Cracco, Bottura,… Ils font toujours leurs petits coins en « mafieux » : les jeunes chefs comme moi, dès que l’on fait un truc, on est toujours critiqué… En France, on est ouvert à tout. Tu peux changer quelque chose, on ne va pas te critiquer par rapport à ça. On va d’abord goûter avant de critiquer…

 

Un conseil pour de jeunes cuisiniers ? 

Partez à l’étranger ! Pour un non-Français, la France est une étape obligatoire. Pour un Français, New York ou l’Italie… Oui, l’Italie c’est bien, ça le décoincera un peu !

 

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