À quelques centaines de pas de la Gare de Lyon à Paris, une belle façade noire et verre avec un simple mot : TABLE. L’immense porte s’ouvre. On se retrouve saisis assez rapidement par les belles odeurs de beurre chaud rassurantes. Derrière la cuisine ouverte s’active Bruno Verjus. Après une vie de chroniqueur gastronomique, mais également auteur de plusieurs livres de cuisine, l’homme a franchi le pas et ne fait plus que parler cuisine, il en fait, dans SON restaurant, c’est SA Table. C’est après le service d’un midi que nous sommes allés à sa rencontre…
(c) 7 de Table
Cela fait trois ans que vous êtes aux commandes de Table. C’est une nouvelle vie pour vous. Est-ce que quand vous croisiez les chefs aux fourneaux, c’était un manque, pour vous, de ne pas y être également, professionnellement parlant ?
Cela ne s’est pas passé comme ça. En réalité, à force de raconter les choses, de militer – je suis plus un militant d’une cause, des produits… — on à besoin de passer des paroles aux actes. On se dit : « C’est bien de raconter, c’est bien de partager, mais il faut le faire pour de vrai. » Et la seule façon de le faire, évidemment, c’est de faire à manger. Pas uniquement quand on reçoit sa famille ou des amis, mais faire à manger avec des gens qui viendraient payer. Ce qui était une idée extrêmement troublante au départ. Je me souviens de m’être dit : « Est-ce que les gens qui sont heureux et qui trouvent ça formidable quand je leur fais à manger, si je les fais payer, est-ce qu’il trouverait ça toujours formidable ? ».
Cette mise en risque, en quelque sorte, il va falloir la résoudre parce que, passer de l’ombre à la lumière, c’est évidemment s’exposer à beaucoup de critiques et, les critiques, ce n’est jamais quelque chose d’agréable, quand elles ne sont pas bonnes. Il faut donc pouvoir gérer ça…
Comment cela a-t-il été perçu dans le monde de la grande cuisine qu’un chroniqueur gastronomique s’installe en tant que chef d’un restaurant ?
Ça n’a pas été vraiment perçu. Tout le monde s’en foutait…
Vous êtes quelqu’un de très connu dans ce milieu. Vous participez chaque année au Festival Omnivore où il y a une multitude de chefs. On a plus l’habitude de vous voir mettre en lumière les produits et les gens et, là, vous passez de l’autre côté du miroir…
Pour être très clair, tu es perçu comme un imposteur par une grande partie des chefs y compris de jeunes chefs. Des gens que j’ai soutenus avec ma plume et qui disent « C’est juste une blague, nous on a un vrai métier… » parce qu’il y a une forme de peur chez certains…
Ils se sentent en danger ?
Je ne sais pas s’ils se sentent en danger. Ils sont dans leur propre danger à eux, dans leurs propres contradictions, moi je n’ai rien à voir avec ça. Ce n’est pas le fait que moi je passe à faire la cuisine que, d’un seul coup, ils soient en danger. Ils sont déjà en danger avec eux même.
En France, on est comme ça, il y a des cases. On a un métier et donc il y a des rubiconds que l’on ne peut pas franchir. Si t’es chroniqueur gastronomique, que tu écris des livres, on te trouve formidable, à condition que tu dises du bien, etc. On te respecte d’une façon ou d’une autre, mais en réalité on ne te respecte pas vraiment. Mais si, demain matin, tu dis « Moi, je vais faire la cuisine, je vais ouvrir un restaurant… » on te dit : « C’est quoi, ça ? »
Moi on m’a dit : « Tu n’es pas Chef, tu ne seras jamais Chef, quoi qu’il arrive. Tu n’es pas chef parce que tu n’as pas commencé à 14 ans dans une cuisine comme nous. Tu n’as pas fait ton CAP, ton BTS, ton Bac pro, ou ton apprentissage de compagnon, etc. donc tu ne peux pas être chef ! » Comme s’il y avait un parcours initiatique. Alors oui, il y a des professions comme médecin ou quand tu n’es pas diplômé, tu ne peux pas être médecin. Il y a un certain nombre de métiers comme ça…
Ce sont les métiers « passion » qui sont le plus facilement approchables ?
Il y a des degrés de sophistication. Pour faire de la cuisine, il suffit de parler à toute ménagère. Elle sait faire les trois choses qui comptent : savoir utiliser un produit de qualité. Savoir faire une cuisson. Savoir faire un assaisonnement. Ça paraît extrêmement simple, mais il y a quand même une partie des chefs qui ne sait pas faire ça. Il y en a qui s’en branlent des produits, il y en a qui foirent leurs cuissons, et il y en a qui ne savent pas assaisonner. Là on n’est pas dans le génie, on est vraiment dans la base.
Moi, j’avais un terrain personnel extrêmement riche dont je ne soupçonnais pas toute cette richesse quand j’ai débuté et qui m’a permis d’aller plus loin dans ma réflexion avec les recettes, avec les produits. Avant d’ouvrir le restaurant, j’avais écrit des livres de cuisine depuis 10 ans. J’inventais des recettes, j’étais dans ces choses-là, grâce, notamment, à ma relation avec Pierre Hermé, avec Frédérick Grasser ou Ferran Adria, tous ces gens que je connais super bien avec qui j’ai partagé beaucoup de temps, on échangeait, on…
Ils vous ont soutenu ?
Ils m’ont évidemment beaucoup soutenu formidablement soutenu. Tout ce que je dis là, c’est vrai, mais il y a quand même une chose qui est de l’ordre de la lumière à l’obscurité, c’est que faire la cuisine pour les amis et que faire la cuisine au restaurant, ça n’a strictement rien à voir.
D’autant que, moi, quand j’ai ouvert mon restaurant, je n’ai pas été « chef du restaurant », j’étais le chef, le manager pour le personnel et la salle, j’ai été le comptable et le financier du restaurant. J’ai été le responsable des achats, etc. Je venais bricoler un truc le week-end… c’est un peu comme si vous avez un bateau que vous le mettez à l’eau pour traverser l’Atlantique, et finalement vous êtes le seul mec qui en a à foutre de votre bateau et qu’il faut quand même qu’il traverse et dans de bonnes conditions. Donc c’est colossal. J’ai passé un an de ma vie, quasiment dans une sorte de tunnel.
(c) 7 de Table
Comment s’est passé le tout début ?
Quand j’ai commencé, heureusement j’étais seul, je n’avais pas de vie de famille… J’avais mes enfants que je voyais régulièrement, mais avec qui je ne vivais pas, je n’avais plus de femme, ni d’ami, ni rien du tout et… heureusement ! Sinon, j’aurais terminé seul, je ne pouvais faire que ça ! J’étais tellement fatigué, physiquement – j’ai commencé à faire la cuisine, le jour où les chefs arrêtent, à 52 ans… — que je dormais sur la banquette du restaurant. Je n’avais même pas la force de rentrer chez moi. Après, le vendredi soir, quand j’avais la force, nous n’étions pas ouverts le samedi, je me mettais au lit, et je dormais pendant 48 heures… C’était quelque chose de complètement invraisemblable en terme de fatigue. Je ne l’avais pas envisagé.
Dans un sens, ils avaient raison tous ces chefs qui me disaient que je ne serais jamais chef, parce qu’en disant ça, ils exprimaient la pénibilité du métier absolument invraisemblable et avec laquelle ils avaient dû composer…
Et les premiers temps de Table ?
La plupart des gens y compris des journalistes disaient quand j’ai ouvert : « Allez chez Bruno Verjus, chez Table, c’est formidable, les produits sont géniaux. Il ne sait pas faire la cuisine comme un chef, mais on s’en fout, les produits sont exceptionnels. Mais de toute façon dans trois mois, il sera parti, il ne sera plus là… » J’ai ouvert en avril, on disait que fin juin j’étais parti… Voilà, ça fait trois ans que je suis là, que je suis en cuisine tous les jours, midi et soir à tous les services. Parce que c’est l’école des mes frères, c’est l’école de Pascal Barbot, c’est l’école de mon cher Alain Passart qui eux m’ont soutenu de manière indéfectible en m’envoyant des SMS presque tous les jours pour me dire « Bruno, on est fier de toi ! Tiens le coup ! On sait ce que tu fais ! »…
Ils sont venus manger chez vous ?
Pas tous. Certains sont venus. Énormément de grands chefs ; des chefs amis sont venus. Beaucoup de chefs, que je ne connais pas, sont venus du monde entier pour voir ce qui se passait un peu ici.
Et maintenant ?
Aujourd’hui encore, trois ans après, pour un certain nombre de ces gens-là, je ne suis toujours pas chef ! Ils ne veulent pas l’accepter. Peut-être dans 30 ans, si je suis encore là… Je comprends parfaitement ça. Mais au bout d’un moment, cette peine passée, physique, je n’y étais pas préparé… J’étais patron d’un grand groupe pendant 18 ans, j’ai beaucoup travaillé, mais je n’ai pas travaillé avec mes mains, debout… Ensuite, j’ai écrit des livres, j’ai chroniqué, j’ai écrit des articles, j’ai animé… On peut dire d’une certaine façon que j’étais en vacances parce que ce n’est pas du tout la même chose !
Avant j’avais un cal ici parce que j’écrivais avec mon stylo, maintenant j’en ai un là, parce que je coupe avec mon couteau. J’ai les doigts tout coupés, je suis brûlé… Aujourd’hui, je comprends parfaitement que c’est un travail de chien ! C’est un travail considérable. Ce travail-là, ceux qui viennent manger chez toi ne doivent pas le voir. Il faut que tout soit simple, que tout soit limpide.
TABLE
3 Rue de Prague,
75012 Paris
(Fin de la partie 1)
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Mots-clés : Bruno Verjus Table - Restaurant cuisine Paris - autodidacte philosophie recettes