Michel Tounier est décédé en 2016. Amoureux des mots, il avait laissé un texte d’une terrible goumandise dans son recueil Le Médianoche amoureux, paru en 1989 chez Gallimard.
Ce texte, Les deux banquets, ou la commémoration, est à retrouver ci-dessous.
Yann Cœuru, CC BY 2.0
Il était une fois un calife d'Ispahan qui avait perdu son cuisinier. Il ordonna donc à son intendant de se mettre en quête d'un nouveau chef digne de remplir les fonctions de chef des cuisines du palais.
Les jours passèrent. Le calife s'impatienta et convoqua son intendant.
- Alors ? As-tu trouvé l'homme qu'il nous faut ?
- Seigneur, je suis bien embarrassé, répondit l'intendant. Car je n'ai pas trouvé un cuisinier, mais deux tout à fait dignes de remplir ces hautes fonctions, et je ne sais comment les départager.
- Qu'à cela ne tienne, dit le calife, je m'en charge. Dimanche prochain, l'un de ces deux hommes désigné par le sort nous fera festoyer, la cour et moi-même. Le dimanche suivant, ce sera au tour de l'autre. À la fin de ce second repas, je désignerai le vainqueur de cette plaisante compétition.
Ainsi fut fait. Le premier dimanche, le cuisinier désigné par le sort se chargea du déjeuner de la cour. Tout le monde attendait avec la plus gourmande curiosité ce qui allait être servi. Or la finesse, l'originalité, la richesse et la succulence des plats qui se succédèrent sur la table dépassèrent toute attente. L'enthousiasme des convives était tel qu'ils pressaient le calife de nommer sans plus attendre chef des cuisines du palais l'auteur de ce festin incomparable. Quel besoin avait-on d'une autre expérience ? Mais le calife demeura inébranlable. « Attendons dimanche, dit-il, et laissons sa chance à l'autre concurrent. »
Une semaine passa, et toute la cour se retrouva autour de la même table pour goûter le chef-d'œuvre du second cuisinier. L'impatience était vive, mais le souvenir délectable du festin précédent créait une prévention contre lui.
Grande fut la surprise générale quand le premier plat arriva sur la table : c'était le même que le premier plat du premier banquet. Aussi fin, original, riche et succulent, mais identique. Il y eut des rires et des murmures quand le deuxième plat s'avéra à son tour reproduire fidèlement le deuxième plat du premier banquet. Mais ensuite un silence consterné pesa sur les convives, lorsqu'il apparut que les plats suivants étaient eux aussi les mêmes que ceux du dimanche précédent. Il fallait se rendre à l'évidence : le second cuisinier imitait point par point son concurrent.
Or chacun savait que le calife était un tyran ombrageux, et ne tolérait pas que quiconque se moquât de lui, un cuisinier moins qu'aucun autre, et la cour tout entière attendait épouvantée, en jetant vers lui des regards furtifs, la colère dont il allait foudroyer d'un instant à l'autre le fauteur de cette misérable farce. Mais le calife mangeait imperturbablement et n’échangeait avec ses voisins que les rares et futiles propos qui sont de convenance en pareille circonstance. A croire qu’il n’avait pas remarqué l’incroyable mystification dont il était victime.
Enfin on servit les desserts et les entremets, eux aussi parfaitement semblables aux desserts et aux entremets du premier banquet. Puis les serveurs s’empressèrent de débarrasser la table.
Alors le calife ordonna qu’on fît venir les deux cuisiniers, et quand les deux hommes se trouvèrent en face de lui, il s’adressa en ces termes à toute la cour :
- Ainsi donc, mes amis, vous avez pu apprécier en ces deux banquets l’art et l’invention des deux cuisiniers ici présents. Il nous appartient maintenant de les départager et de décider lequel des deux doit être investi des hautes fonctions de chef des cuisines du palais. Or je pense que vous serez tous d’accord avec moi pour reconnaître et proclamer l’immense supériorité du second cuisinier sur le premier. Car si le repas que nous avons pu goûter dimanche dernier était tout aussi fin, original, riche et succulent que celui qui nous a été servi aujourd’hui, ce n’était en somme qu’un repas princier. Mais le second, parce qu’il était l’exacte répétition du premier, se haussait, lui, à une dimension supérieure. Le premier banquet était un événement, mais le second était une commémoration, et si le premier était mémorable, c’est le second seul qui lui a conféré rétroactivement cette mémorabilité. Ainsi les hauts faits de l’histoire se dégagent de la gangue impure et douteuse où ils sont nés que par le souvenir qui les perpétue dans les générations ultérieures. Donc si j’apprécie chez mes amis et en voyage qu’on me serve des repas princiers, ici au palais, je ne veux que des repas sacrés. Sacré, oui, car le sacré n’existe que par la répétition, et il gagne en éminence à chaque répétition.
Cuisiniers un et deux, je vous engage l’un et l’autre. Toi, cuisinier un, tu m’accompagneras dans mes chasses et dans mes guerres. Tu ouvriras ma table aux produits nouveaux, aux plats exotiques, aux inventions les plus surprenantes de la gastronomie. Mais toi, cuisinier deux, tu veilleras ici même à l’ordonnance immuable de mon ordinaire. Tu sera le grand prêtre de mes cuisines et le conservateur des rites culinaires et manducatoires qui confèrent au repas sa dimension spirituelle.
Mots-clés : Michel Tournier - banquets célébration - commémoration nourriture